l’eau de mer est à 26 degrés. Tout chauffe. On a beau déployer des ventilateurs un peu partout. C’est brasser la moiteur et le tiède. Tout à fait inutile. De jour en jour la coque s’imprègne et exhale les calories emmagasinées. Des nuits transpirantes et des jours poisseux.
Des draps qui collent.
Des corps mous et sales.
A regarder passer les navires à la dérive. Suivre la houle d’un bord à l’autre.
Les heures tournent sans que rien ne dépasse. L’attention s’émousse et les nerfs ramollissent. J’essaye de me rappeler du dernier truc sympa. Le franchissement du canal et les tankers devant. Les types armés se relaient sur le pont toutes les heures parce que l’équipement, si inadapté au désert, pèse. Ils trouvent le temps pour se prendre en photo vu que c’est leur premier passage. En fond, Port Saïd qui scintille et des nuages bas. Il faisait encore frais. Même du vent et une petite tempête de sable. C’était une belle journée. Monotone et belle. Les jeeps cavalent sur les berges, jamais loin, avec dedans d’autres hommes armés. Et puis le golfe et ses fonds ridicules. La navigation lente en surface. Combien? dix, peut-être douze noeuds dans l’obscurité du projecteur à tout miser sur le radar. La mer est calme. Quelques vaguelettes et d’immenses navires au mouillage pour la nuit. Tandis que les pressés - ceux chargés de marchandises à livrer - nous dépassent de temps à autre. Ils déboulent du canal, comme tout le monde, avec le diable au corps. Est-ce qu’il y a, à bord, des gens qui rentrent à la maison. En général leurs escales sont si brèves qu’ils ne voient pas le soleil du port de déchargement.
Nous, on profite du noir pour s’installer tout en haut du massif. Assis en tailleur à vingt mètres des flots. Sur le volet du périscope affalé. On regarde les étoiles et le noir de l’eau salée. Devant, plus loin, c’est la mer rouge et la vie molle. On boit de la bière en canettes en essayant de se taire.
P. dit un truc du genre comment tu veux décrire ces moments à ta copine en rentrant? je ne sais pas si il attend une réponse mais je me demande ce que je pourrais bien faire d’autre dans la vie. Ici, de jour, on voit très bien les dauphins bondir autour de la proue.
je ne me rappelle pas du tout mon dernier jour sans alcool.
en fait, je ne suis pas sûr de pouvoir m’endormir sans un verre de rhum.
- si je bois du whisky je m’éveille avec une céphalée infernale - si je tente le gin, je fais des cauchemars fous qui réveillent en sueur, empli de panique et de déraison
Alors pour avoir bonne conscience, je m’efforce de soulever chaque jour des poids en fonte. Suivre rigoureusement un programme sportif exigeant. Après la séance, je bois deux bières de 25cl. Chaque séance est basée sur un thème. Une partie du corps. Par exemple : épaules et triceps. ça fonctionne parce que je ne déprime pas du tout.
La machine vapeur étouffe et se plaint, crachant son trop-plein d’eau bouillante dans l’atmosphère irrespirable du compartiment. A traverser quatre fois par jour. Dans un sens puis l’autre. 50 degrés palpables. On se sent ridicule, vulnérable.
ça discute de l’escale à venir. Bientôt. En Afrique. Les mecs vont devenir un peu fous. On peut le sentir distinctement.
Je relis des livres. Tout ému transparent quand Bukowski écrit I was lonely all right
ça semble évident
c’est la guerre
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J’ai la gueule de bois géniale des meilleurs jours. Dans le fond du crâne un tambour qui s’acharne joyeusement. Il faut savoir savourer ce genre de biture.
cinq jours de soleil africain et de cuite courageuse, avec réveil aux aurores - une bière légère pour ne pas ressentir le manque - et des journées mal définies.
Un petit déjeuner simple et puis je m’effondre deux minutes sur un transat rescapé de la veille (les autres sièges sont au fond de la piscine. il y a aussi une petite table) et puis on grimpe dans un bus brinquebalant, et puis on embarque des provisions et des litres d’alcool sur un bateau coque de noix à fond plat muni de deux énormes moteurs hors-bord, et on s’arrache à 40 noeuds sur l’eau, poussés par les 300 chevaux hurlants. Deux bateaux et les pilotes jouent à s’approcher de plus en plus près. Un instant on pourrait presque se toucher. Un faux mouvement et c’est la catastrophe. J’ai dormi deux heures mais je me sens bien, ragaillardi. Les embruns projetés par le bateau voisin m’aspergent le visage et c’est doux. On s’éloigne. On se double. On saute dans les vagues.Je crois que quelqu’un vomit.
plus loin on accoste sur une île et on boit des bières chaudes en regardant les hélicoptères et les avions de chasse chinois voleter en désordre. on fait des plongeons et des descentes en apnée. Il y a une faune et une flore sous-marines incroyables.
On rentre avec la nuit et c’est retour aux bars. Le temps se dilue à nouveau. Les soirées brulantes où tout se négocie.
Quand le réveil sonne c’est pour tituber vers un esquif encore plus improbable que celui de la veille, foncer tout droit vers les plus beaux fonds, enfiler un bloc de plongée et roder une heure sous l’eau, entourés de poissons multicolores.
Combien de jours passés ?
J’ai une gueule de bois de cinq jours environ.
L’appareillage est silencieux. Tout le monde est assommé et c’est cool.
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Le bruit des hélices qui brassent rageusement l’eau au-dessus de nous m’empêche de dormir. Le rythme est trop différent de celui des machines. Il y a un rail commercial massif et des litres de pétrole brut juste là. Les supertankers foncent sans discontinuer.
J’ouvre les yeux au poste de conduite, avec les autres garçons pleins de cernes et mal coiffés. La côte déjà très loin. Je pense être assez heureux comme ça. Je reste muet.
encore une hélice à quelques mètres au-dessus
On s’habitue peu à peu au nouvel environnement, à ses règles propres. les non-dits. les bruits et les vibrations dans le corps. la coque tremble de toute part quand l’hélice bât en arrière.
J’accumule des rides de plus en plus profondes
des coins de vie que je n’arrive pas à raconter
la copine du cuisinier a accouché
ils étaient fâchés séparés avant de partir
il a reçu une photo de la gamine
et puis je commence à écrire un discours de départ
comme si ça intéressait quelqu’un
sûr que ça va intéresser quelqu’un. J’écris en me brossant les dents. Le soir. Quand je suis saoul et que j’ai confiance en moi. Je suis raide bourré et je fais des conneries (renverser un tacos sur un mec par exemple) et les gens trouvent que c’est cool et ils en font des caisses.
ensuite je m’endors avec des idées pour mon discours que je ne note pas car je fais des pirouettes dans ma couchette
et je me réveille avec le téléphone à la main et du vide dans le mémo « discours »
A force de boire, j’ai les joues rouges sang
je me vois trainer dormir dehors comme les copains de la légion, une épave de dérision, à rôder sur les quais de Brest en marmonnant les mêmes histoires en boucle
un épouvantail
provoquer des bagarres
et jeter des cailloux dans l’eau